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Chacun a fait "son devoir"
Aussi tous ses amis, et Retz en particulier, lui avaient-ils conseillé de refuser son accord. Mme de Sévigné, en novembre 1676, donne à ce sujet un satisfecit général : " Les amis [ont fait] leurs devoirs de ne point commettre les intérêts de ceux qu'ils aiment ", et la comtesse ne pouvait pas mal faire : " Si vous n'eussiez point signé, vous faisiez comme tout le monde aurait fait, et en signant, vous faisiez au-delà de tout le monde. " Le texte pourtant montre que la comtesse avait été seule de son avis : " N'êtes-vous pas plus aise de ne devoir qu'à vous une si belle résolution ? " Sa mère elle-même ne pensait pas comme elle : " Enfin, ma bonne, jouissez de la beauté de votre action, et ne vous méprisez pas, car nous avons fait notre devoir, et dans une pareille occasion, nous ferions peut-être comme vous, et vous comme nous. Tout cela s'est fort bien passé. "
Après avoir généreusement signé, Mme de Grignan s'inquiète de l'avoir fait, par un scrupule qui la fait douter d'elle et se mésestimer, " se mépriser ", écrit l'épistolière. Les lettres donnent d'autres exemples de cette défiance de la comtesse envers ses actes, qui est l'une des clés de son personnage. Mme de Sévigné, au contraire, approuve la conduite de la comtesse bien qu'elle l'ait désavouée au moment de la signature. Contradiction apparente seulement : c'est une constante de son attitude envers sa fille que de la rassurer quand elle doute. D'ailleurs, de façon plus générale, et sauf sur des points particuliers touchant à ses sentiments les plus profonds, comme le regret de la séparation et de l'absence, c'est un trait de son caractère que de lutter tant qu'il reste un espoir de succès et de s'accommoder de la défaite, voire de l'approuver quand elle est consommée. Mme de Sévigné, de ce point de vue, est une femme d'action.
Prendre en pension les filles du premier lit
La transaction de mai 1675 n'avait résolu les difficultés que provisoirement. Dès juillet, Mme de Sévigné propose une solution pour essayer d'en venir à bout : " L'on me parlait, il y a quelques jours, de cet accommodement, et l'on me demandait pourquoi vous n'aviez pas emmené une de vos filles ou toutes deux ". Pour justifier son conseil, elle aborde les deux problèmes que Grignan avait à résoudre par rapport à ses filles : leur payer la pension de 6 045 livres par an promise par l'accord de 1666 et garantie par la transaction de 1675, les établir de façon avantageuse pour lui. On me disait, continue la marquise, que " leur pension et leur entretien auraient quasi employé les six mille francs, et que cela n'aurait pas fait aucune augmentation de dépense chez vous, outre que vous les auriez accoutumées à être vos filles, et disposées à se marier selon vos intérêts. "
Car déjà on ne savait comment payer la rente annuelle. " Notre abbé pressera pour le paiement des arrérages des filles ", disait l'épistolière dans la même lettre, en remarquant : " Mais en les rayant sur votre recette, et huit mille francs encore que je vous marquai l'autre jour, je ne comprends pas ce que vous deviendrez. " Bientôt, en octobre, on commença à parler de délai : " Vous pouvez compter que M. de Montausier sera pleinement content s'il est payé au bout de l'an. " La meilleure solution pour payer sans trop de difficultés les 6 000 livres promises était de les compter au titre d'un entretien qui se perdrait dans la masse des dépenses si les demoiselles de Grignan habitaient chez leur père.
Sortir les deux demoiselles du couvent
À ce moment-là en effet, Louise-Catherine et Julie-Françoise étaient au couvent avec leur tante, abbesse de Saint-Etienne de Reims. Selon leur compte de tutelle, arrêté au 30 juillet 1686, elles y étaient arrivées le 12 octobre 1666 et n'avaient quitté le couvent, " en raison de la maladie contagieuse ", que du 1er août 1668 au 11 février 1669 où elles logèrent successivement chez leur tuteur Chupin, puis avec Mme de Saint-Etienne, une autre tante, à l'abbaye Sainte-Perrine à la Villette-lez-Paris, enfin à l'hospice Sainte-Ursule. Elles se trouvaient donc à Paris lors du mariage de leur père avec Mlle de Sévigné. Elles n'en avaient pas profité pour faire la connaissance de leur belle-mère. " J'ai vu Mme de Crussol, Mme de Saint-Etienne, Mlles de Grignan, écrira la marquise en décembre 1671. L'aînée est sa mère toute faite. " Si la comtesse avait déjà vu la fille aînée de son mari, Mme de Sévigné ne lui ne signalerait pas cette ressemblance.
Le comte restait pourtant en relation avec ses filles. Il profite de son voyage à la cour, en 1673, pour aller leur rendre visite : " M. de Grignan, s'en ira dans quelques jours ", lit-on sous la date du 8 mars 1673 dans une lettre écrite de Paris par un certain Blanc d'Avignon. Il va voir ses deux filles à Reims. Comme Chupin, leur tuteur, résidait à Paris et Montausier aussi, un tel voyage ne s'explique pas seulement pour des raisons d'affaires. Il montre l'intérêt que Grignan conservait à ses filles du premier lit.
À Carnavalet, à Grignan et dans les lettres
Ce sentiment ne pouvait qu'être favorable à l'idée prudemment suggérée par Mme de Sévigné en la mettant au compte d'autrui. En septembre 1676, elle avait pris corps. Songeant à revenir à Paris pour quelque temps, Mme de Grignan veut y louer une maison plus grande que celle qu'avait louée sa mère rue des Trois-Pavillons afin de pouvoir y loger les filles de son mari. L'hostilité de Montausier fit alors échouer le projet. Mais en juillet 1677, il écrit aux Grignan pour reconnaître qu'il a été trompé par d'injustes rapports et leur annonce qu'il ne s'oppose plus à leurs propositions. Mme de Sévigné croit l'affaire réglée : " Voilà qui est donc fait, ma fille. Vous êtes assurée d'avoir ces jeunes demoiselles. " Elle se réjouit d'avoir loué l'hôtel Carnavalet, où on pourra loger facilement tout le monde, et particulièrement la comtesse, qui doit bientôt revenir de Provence et qui envisage de prendre ses belles-filles en passant.
Inquiète de sa mauvaise santé, Mme de Sévigné lui déconseille le fatigant " détour de Reims ". Le comte irait chercher les demoiselles un peu plus tard, quand il reviendrait à son tour. Mme de Grignan suivit le conseil de sa mère : empruntant à Lyon la voie fluviale, elle regagna directement Paris. Ce ne fut pas non plus le comte qui les retira du couvent (il ne rejoignit sa femme qu'en février suivant), mais leur oncle, le coadjuteur d'Arles, qui alla dès janvier les " tirer de captivité ", selon les termes de la comtesse écrivant à son mari pour lui demander " des lettres pour [ses] filles, afin que tout soit prêt ", et qu'il les trouve installées à son arrivée à Paris.
Les demoiselles de Grignan demeurèrent alors près de deux ans à Carnavalet. Elles ne partirent pour la Provence qu'en septembre 1679, accompagnées de la comtesse et de leur père, revenu depuis peu chercher femme et enfants. Elles y restèrent jusqu'à leur retour à Paris en décembre 1680 en même temps que leur belle-mère. Elles vécurent auprès d'elle et de Mme de Sévigné à l'hôtel Carnavalet jusqu'en septembre 1684 pour l'aînée, qui se retira alors à Gif dans un couvent de Bénédictines, et en mai 1687 pour la cadette, qui partit s'installer chez son oncle Montausier. De février 1678 à 1684 ou 1687, les filles du comte firent donc partie du monde quotidien de Mme de Grignan et, par ricochet, de Mme de Sévigné, qui les mentionne très souvent dans ses lettres pendant leur séjour en Provence et pendant son voyage en Bretagne de 1684-1686.
Des remboursements difficiles
Avait-elle eu raison d'espérer qu'en prenant les filles du premier lit chez eux, les Grignan se libéreraient à bon compte des intérêts qu'ils leur devaient, grâce à leur pension et aux frais imputés pour leur entretien ? Le compte de tutelle donne des indications précises sur ces deux points. À Reims, la pension annuelle des deux enfants avait été d'abord de 800 livres, puis de 1 000 livres à partir de 1669, à quoi s'ajoutaient diverses dépenses pour leur entretien représentant en moyenne 2 000 livres par an de 1670 à 1678. Après cette date, pension et entretien sont d'ordinaire mêlés. Une fois cependant est relevée à part la dépense de " 6 500 livres pour pension des demoiselles et quatre domestiques chez le comte de Grignan leur père depuis leur retour de Provence en décembre 1680 jusqu'au 31 mars 1683 ", ce qui permet d'évaluer à 2 900 livres la pension annuelle des deux soeurs et de leurs gens. Quant aux frais d'entretien, ils s'élevèrent pour cinq ans à 30 000 livres environ, soit une moyenne annuelle de 6 000 livres.
La disproportion des chiffres avant et après 1678 peut surprendre, et l'on est tenté de croire que les Grignan mettaient en pratique le conseil que Mme de Sévigné leur donnait un jour, au nom de l'abbé de Coulanges, " de mettre un peu haut la pension des gens " afin de se " récompenser de leurs dépenses excessives ". Mais le train de vie des filles d'un lieutenant général en Provence n'avait pas grand rapport avec celui de deux pensionnaires d'un couvent de province. Il fallut leur mettre une maison sur pied, et le compte de tutelle fait ressortir que sur les 30 000 livres des frais d'entretien, 18 273, plus de la moitié, ont été dépensées de janvier 1678 à septembre l679, tandis qu'elles étaient à Paris, sans doute pour leur constituer un trousseau et un équipage. Ce serait aller un peu vite que de conclure que les Grignan gonflèrent considérablement le montant de la pension et l'entretien des demoiselles : les comptes devaient être présentés à Chupin, qui les examinait d'autant plus soigneusement que ses pupilles auraient un jour le droit de les vérifier et de les contester.
D'impossibles économies
Avantageuse ou non, la pension des filles du comte n'aurait pu compenser ce qu'on leur devait que si les Grignan avaient réussi à absorber dans leurs propres dépenses les frais qu'ils engageaient pour l'entretien des jeunes demoiselles. Ils n'y parvinrent pas. Selon le compte de tutelle, alors que le montant de leur pension et de leur entretien, dépasse 45 000 livres de janvier 1678 à mars 1683 seulement, Grignan n'est crédité que d'un peu plus de 25 000 livres pour toute la période comprise entre juillet 1675 et décembre 1685. Les frais entraînés par la présence des filles chez les Grignan ne furent donc qu'en partie compensés sur les sommes que leur père leur devait. Pour le reste, Chupin le remboursa de ses frais sur l'argent de la tutelle.
Le montant des quittances données par Chupin, d'abord égal aux sommes dues annuellement, mais payé avec retard et toujours inférieur aux arrérages dus pendant le temps écoulé entre les paiements, montre que le comte éprouvait beaucoup de difficultés à s'acquitter envers ses filles, fût-ce en fournissant à leurs besoins.
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