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MME DE SÉVIGNÉ ET LES GRIGNAN (III)






    Un moyen de pression

    Mais les deux cessions du 12 juillet n'étaient qu'un pis-aller, destiné à n'être produit que si l'on n'obtenait pas de Mirepoix la transaction qu'on s'efforçait de conclure avec lui. Mme du Puy du Fou, il est vrai, déclare que son gendre se désiste, etc., mais c'est en cela justement que consistait le moyen de pression qu'elle donnait aux Grignan. Mirepoix pouvait accepter ou refuser de reconnaître l'acte signé par sa belle-mère seule. Comme son désistement était la condition de la donation, on présumait qu'il préférerait se désister pour s'assurer les biens concédés. C'est en cela seulement qu'on avait donné des " sûretés " à François de Grignan ; on lui avait fourni des armes qui devaient inciter son adversaire à renoncer à ses poursuites. Mais pour l'instant, ces armes devaient être gardées secrètes. Il ressort en effet de ce qu'écrit Mme de Sévigné que Mme du Puy du Fou a signé en cachette de son gendre l'acte contenant la renonciation conditionnelle de Mirepoix : " C'est, dit-elle, avec des finesses infinies ; on la fait épier. Que M. de Grignan ne la remercie point. Nous la remercions pour lui : il faut la servir à sa mode. " S'il n'en avait pas été ainsi, on ne comprendrait plus pourquoi les sommes attribuées à Mirepoix par les actes du 12 demeurent en contestation entre lui et sa famille dans la transaction qu'il conclut avec Grignan le lendemain 13 juillet.

    Le faux accord du 13 juillet

    Car Mirepoix accepta finalement de signer la transaction qu'on lui proposait. Le 12, il ne discutait plus que " les mots et les points et les virgules ". Et si, le soir, en fermant sa lettre, la marquise regrette que les " affaires de Bellièvre " ne soient pas " finies aujourd'hui ", le lendemain, la transaction était enfin passée. Conformément à l'attente du comte de Grignan et de Mme de Sévigné, il s'était résolu à admettre que celui-ci ne demeurait pas partie dans le procès pendant entre Bellièvre et Mme du Puy du Fou d'une part, Mirepoix et sa femme de l'autre. Grignan était acquitté des 110 370 livres qu'il avait payées et des intérêts de cette somme, à charge au marquis de Mirepoix de " repéter " contre Bellièvre et Mme du Puy du Fou ce capital et ces intérêts. Quant à la somme de 9 622 livres restant à payer, il fut convenu qu'elle demeurerait, avec les intérêts qui en étaient et seraient dus, entre les mains du comte de Grignan " jusqu'à ce que le seigneur de Bellièvre, la dame du Puy du Fou, les sieur et dame de Mirepoix aient fait juger ou autrement décider à qui la somme reviendra ".

    L'abbé de Coulanges signa pour le comte, dont il promettait une ratification qui ne faisait pas de doute, tandis que le marquis de Mirepoix " se fai[sait] fort de son épouse ", qui se trouvait dans ses terres et promettait " de [la] faire ratifier dans six semaines ". Une lettre du 26 juillet rappelle cette victoire : " J'ai vu tantôt M. le procureur général comme pour prendre congé de lui. Il est ravi que je sois hors d'affaire. Il voudrait que j'eusse déjà la ratification ; je le voudrais bien aussi. " Déjà apparaît le souci qui va désormais occuper Mme de Sévigné, la ratification : " Nous attendons cette ratification avec une grande impatience, écrit-elle le 9 août ; nous n'osons quitter Paris d'un moment, car nous savons que M. de Mirepoix et sa belle âme sont fort tentés de faire une infamie. Nous sommes très attentifs à l'arrivée de ce paquet. "

    La banqueroute de Bellièvre

    Il ne vint pas, et le 19 août la marquise apprend à sa fille qu'il va falloir plaider " pour avoir la ratification et pour faire juger la question entre Mirepoix et Mme du Puy du Fou ". Elle fait alors le point de la situation, et l'estime favorable aux Grignan : " Nous avons toujours un bon acte de la Puy du Fou, et une transaction qui rend le Mirepoix infâme. Nous nous tirerons de leurs mains avec un peu de temps. " Puis elle annonce la banqueroute de Bellièvre et ajoute : " Mirepoix fait l'étonné et dit qu'il ne savait rien. Il a menti, il le savait mieux qu'eux, mais c'est le prétexte. " Elle reprendra la même accusation dans la lettre suivante, où elle rapporte ce qu'elle a dit la veille à Mme du Puy du Fou : " Enfin madame, c'est par le respect que nous avons pour vous que nous nous trouvons dans l'embarras des affaires de M. votre frère. Si nous avions fait, il y a trois ans, ce que nous venons de faire, M. de Mirepoix n'aurait pas le prétexte de cette déroute pour nous refuser notre ratification. " Pour Mme de Sévigné, il ne fait aucun doute que Mirepoix mente en prétendant qu'en concluant le 12 juillet la transaction avec Grignan, il ignorait la faillite imminente de l'oncle de sa femme, consommée le 17 août. Alors déjà (le 19), elle avait écrit à sa fille que Bellièvre et sa soeur " ne sentaient point du tout qu'ils fussent ruinés ", et que Mirepoix " le savait mieux qu'eux ".

    Celui-ci soutenait au contraire que sa bonne foi avait été surprise. Le bien des Bellièvre ayant été abandonné aux créanciers, il risquait en effet de voir l'argent donné par Grignan saisi et attribué à l'un d'entre eux, qui aurait de plus anciennes hypothèques que lui. Mme de Sévigné prétend qu'il n'en est rien et qu'on l'en a informé. " On l'a assuré, écrit-elle, qu'il y avait dans le bien de M. de Bellièvre de quoi payer cette dette, et que, si quelqu'un perd, ce sera depuis six ans " - entendons que seules ne seraient pas payées les créances remontant à moins de six ans. Puisque Louis-Adhémar de Grignan était mort le 1er août 1668, depuis sept ans, Mirepoix se trouvait " assuré " d'être placé à un rang suffisamment favorable pour recouvrer l'argent qui devait lui revenir.

    Le revirement de Mirepoix

    Refusant de se fier à cette assurance, il craignait qu'il n'y eût pas assez de fonds pour aller jusqu'à sa créance, et voulait qu'en vertu de la sentence de 1673, Grignan lui versât directement les 120 000 livres qui, devaient, disait-il, lui revenir. Ainsi ce serait Grignan et non lui-même qui aurait à les reprendre de ceux à qui il les avait données en 1669. Comme la transaction qu'il avait signée le 13 juillet écartait cette possibilité, il s'employa à en détruire l'effet en interdisant à sa femme de produire la ratification promise dans un délai de six semaines. Il empêchait ainsi l'accord de devenir exécutoire. Pis encore, il se déclara prêt à l'attaquer en justice, arguant qu'il ignorait, lors de l'accommodement, la faillite qui menaçait son oncle : " Il parle de lettres de rescision, s'indigne Mme de Sévigné. C'est une infamie qu'on ne donne qu'aux fous, ou à ceux qui ne sont pas en âge de raison. Je trouve qu'elles lui sont dues, mais les juges, par bonheur, lui feront trop d'honneur et ne croiront pas qu'il ait été surpris. " Les derniers mots donnent la raison sur laquelle Mirepoix se fondait pour obtenir les lettres qui l'autoriseraient à demander devant un tribunal l'annulation de l'acte qu'il avait signé : il osait prétendre ne pas avoir agi en connaissance de cause.

    La folie et la minorité dont parle Mme de Sévigné n'étaient en effet que les deux cas les plus fréquents de signatures obtenues par " surprise ". Ce n'était pas les seuls, comme elle voudrait le faire croire dans sa colère. Car, désormais, les textes consacrés à Mirepoix surprennent par leur violence. Non contente de le traiter en fou, elle parle de lui en termes infamants. Ainsi, dans la même lettre : " Il n'a plus d'autres raisons pour ne pas donner cette ratification que parce qu'il est le plus malhonnête homme de France : un coeur bas, un esprit fantasque et capricieux, qui se défie et se blesse de tout, qui craint de faire plaisir, qui fait ses délices de mettre au désespoir ceux qui sont assez malheureux pour avoir quelque chose à démêler avec lui. "

    De Bretagne, en novembre 1675, elle ne se contente plus de parler de lui comme du " plus infâme " et du " plus méchant homme du monde ", elle l'accuse aussi de manoeuvres frauduleuses envers Mme du Puy du Fou et Pierre de Bellièvre : " Ils croient que par les friponneries de ce juif, ils perdront beaucoup [...] ; je ne crois pas que vous vouliez, vous qui lisez Josèphe, reconnaître cet homme pour être de la tribu de Lévi. Je me fais un plaisir de confondre ce vilain ". La mauvaise plaisanterie sur le patronyme de Gaston de Lévy, duc de Mirepoix, n'est pas ici un jeu ; elle manifeste la force de l'indignation. L'épistolière a pour l'adversaire de son gendre une haine toute personnelle.