Bandeau









1 2 3 4 5 6 7 8







MME DE SÉVIGNÉ ET LES GRIGNAN (III)






    Quand il épousa Françoise-Marguerite de Sévigné en janvier 1669, le comte François de Grignan n'était pas seulement l'aîné de sa maison, avec les charges que cela comportait ; c'était aussi un homme d'âge mûr - il avait trente-six ans - ayant déjà rempli divers emplois dans l'armée et le gouvernement d'une province et, par deux fois, contracté mariage. Il avait d'abord épousé Angélique-Clarisse d'Angennes, fille cadette de Mme de Rambouillet, selon contrat du 27 avril 1658, et 1'avait perdue en décembre 1664 après en avoir eu deux filles, Louise-Catherine et Julie-Françoise, en juillet 1661 et en juillet 1664. Il s'était remarié, selon contrat du 17 juin 1666, à Marie-Angélique du Puy-du-Fou, nièce du célèbre premier président Pomponne de Bellièvre, qui était morte le 30 mai de l'année suivante des couches d'un garçon qui ne lui survécut guère.


    " Autant que de carrosses... "

    Bussy, en réponse à la lettre qui lui avait annoncé le mariage, n'avait pas manqué d'ironiser : " Il n'y a qu'une chose qui me fait peur pour la plus jolie fille de France : c'est que Grignan, qui n'est pas vieux, est déjà à sa troisième femme : il en use presque autant que d'habits, ou du moins que de carrosses. À cela près, je trouve ma cousine bien heureuse ". Mme de Sévigné avait essayé, par des plaisanteries, d'ôter toute importance aux unions précédentes et même d'en faire un avantage de plus pour l'alliance qui allait se conclure ; son cousin, malicieusement, tire du passé une sorte de présage inquiétant. Aucun des deux n'aborde le fond du problème : dans quelle mesure le futur époux était-il engagé envers les héritiers des deux épouses qu'il avait perdues ?

    Rien de plus faux en effet que d'affirmer, comme on le fait souvent, que Grignan mangea les dots de ses trois femmes. À chaque décès, il fallait rendre compte de l'utilisation des biens propres à la défunte, et les charges qui résultaient des conventions matrimoniales étaient souvent des plus lourdes. Il faut les établir comme un élément important du bilan de la fortune de François de Grignan, et d'autant plus qu'elles furent loin d'être liquidées par son mariage avec F. M. de Sévigné. En 1690 encore, elles pesèrent sur celui de leur fils, Louis-Provence, et, à travers lui, sur le destin de la maison de Grignan.

    On conçoit dans ces conditions que, dans ses lettres à sa fille, la marquise ait, en diverses occasions, évoqué les conséquences financières des deux premiers mariages du comte. Toujours allusifs, le plus souvent rapides et parfois même obscurs, ces passages ont besoin d'être relus à la lumière des faits. C'est seulement quand ceux-ci seront établis que l'on pourra comprendre l'attitude de l'épistolière et juger de la conduite de Mme de Grignan, belle-mère de deux filles d'un premier lit, contre laquelle, depuis Saint-Simon, n'ont pas manqué les accusations malveillantes.

    A. La succession de Marie-Angélique du Puy du Fou

    La liquidation de la succession de Marie-Angélique du Puy du Fou semblait ne pas devoir poser de problèmes graves. Des 300 000 livres promises par le contrat de mariage, 200 000 avaient été payées comptant à François de Grignan, en 1666, sur des fonds provenant en partie (50 000 livres) de Madeleine de Bellièvre - Mme du Puy du Fou - mère de Marie-Angélique, et en partie de Pierre de Bellièvre, frère de Madeleine, qui avait fourni 150 000 livres, dont 75 000 de ses deniers et 75 000 sur la succession du feu premier président Pomponne de Bellièvre, son frère. Toutes ces précisions, et le fait que 60 000 livres de la dot étaient entrées dans la communauté, figurent en annexe d'un accord préliminaire au contrat conclu le 10 octobre 1668 au sujet du mariage de Françoise-Marguerite. Mme de Sévigné était donc, dès cette date, fixée sur la situation de son futur gendre, qui rendit nécessaire une transaction, passée le 28 janvier 1669, lendemain de la signature du contrat définitif entre le comte de Grignan et sa fille, la veille de la cérémonie religieuse.

    Un accord clair et rapide

    Ce jour-là, en effet, les parties - Mme du Puy du Fou et Pierre de Bellièvre d'une part, François-Adhémar de Monteil de Grignan de l'autre- " désirant sortir d'affaires à l'amiable pour conserver à toujours la parfaite amitié, union et intelligence en lesquelles ils ont vécu ", rappelaient le montant et l'origine des deniers dotaux de Marie-Angélique, dont 140 000 livres, utilisées par le comte en 1'acquit de dettes par lui contractées " pour le prix de sa charge ", devaient, aux termes du contrat du 17 juin 1666, demeurer propres à son épouse et à " ceux de son côté et lignée ". Elles rappelaient aussi la naissance d'un fils, Louis Adhémar de Grignan, décédé après sa mère, dont le père devait être le seul héritier mobilier. Elles s'accordaient pour décider qu'appartiendraient au comte comme héritier de son fils toutes les bagues et pierreries de la défunte, et les habits nuptiaux, linge et hardes, évalués à 10 000 livres, ainsi que les 60 000 livres entrées dans la communauté. Il devait en revanche rendre les 140 000 livres du reste de la dot, sur lesquelles Pierre de Bellièvre et sa soeur reconnaissaient avoir reçu 110 377 livres, soit 10 000 livres payées le 15 janvier précédent et 100 377 le jour même sur la dot de Françoise-Marguerite de Sévigné.

    Remboursements à l'aide d'une dot

    Celle-ci était en conséquence subrogée aux droits de Marie-Angélique correspondant aux 100 377 livres remboursées sur la dot de celle-ci en 1666, selon la date des diverses créances. Au total, les emprunts effectués sur la dot de Marie-Angélique s'élevaient à 100 317 livres dont F. M. de Sévigné avait repris la suite et les hypothèques dans son contrat de mariage.

    Finalement, Pierre de Bellièvre ayant reçu 75 000 livres et Mme du Puy du Fou 35 377, le comte ne devait plus que 29 622 livres. Il promettait de les payer à son ancienne belle-mère d'ici à quatre ans et d'en supporter les intérêts à échoir au denier 20 [5%]. Tout paraissait réglé au mieux.

    Les prétentions de Mirepoix

    Mais dès le 21 avril 1670, un exploit signifia à Grignan qu'un appel avait été interjeté par Jean-Baptiste-Gaston de Lévy, marquis de Mirepoix, au nom et comme ayant droit de Madeleine du Puy du Fou, son épouse, et le 21 février 1673, alors que Mme de Sévigné et l'abbé de Coulanges séjournaient en Provence, le comte se trouva condamné, par sentence du Châtelet de Paris, à lui payer 120 000 livres avec les intérêts depuis la réclamation du capital. La somme était à prendre de celles qui avaient été données à Marie-Angélique par Pierre et feu Pomponne de Bellièvre, ses oncles ; elle correspondait aux 150 000 livres qu'ils avaient fournies pour la dot, déduction faite de la moitié de ce qui était entré dans la communauté. Suite à la transaction de janvier 1669, Pierre de Bellièvre avait repris ce qu'il avait donné et Mme du Puy du Fou ce qui restait dû de la dot, capital provenant de Pomponne de Bellièvre compris. Selon le marquis de Mirepoix, Mme du Puy du Fou ne pouvait reprendre que ce qu'elle avait fourni de son bien (50 000 livres), moins la moitié de ce qui était entré dans la communauté (30 000 livres), soit 20 000 livres, et Pierre de Bellièvre n'avait droit à rien, car c'était à Madeleine, son épouse, d'hériter de tout le reste.