|
|
De nécessaires garanties
Montausier et Chupin estimèrent alors que cette situation ne pouvait durer. Au printemps de 1675, ils profitèrent de la présence du comte et de la comtesse à Paris pour les obliger à un accord. Ils rappelaient l'existence de la dette ancienne et des arrérages impayés. Mais ils rappelaient aussi une clause importante du contrat du premier mariage du comte, celle qui l'avait autorisé à emprunter en hypothéquant les biens de son épouse, à charge de l'indemniser. Usant largement de cette possibilité, Grignan avait naguère contracté, avec la caution de sa première femme, des emprunts s'élevant à " 150 000 livres ou environ ". Ces dettes désormais communes au père et aux filles, déclarent les tuteurs, " les tiennent dans une crainte continuelle que les biens les plus liquides dont jouissent les demoiselles mineures ne fussent saisis et vendus, faute d'avoir été autrement indemnisées desdites dettes ".
Ils réclamaient en conséquence que Grignan accordât " la quittance et décharge absolue suivant l'indemnité stipulée au contrat de mariage des dettes auxquelles Angélique-Clarisse d'Angennes [avait] parlé pendant le mariage et [s'était] obligée ". Ils demandaient de même que soient désormais garantis de façon sûre le capital dû par Grignan et le paiement des intérêts. Le problème à régler ne portait donc pas tant sur le remboursement des dettes de Grignan envers ses filles que sur les garanties qu'il pouvait leur offrir pour qu'elles soient désormais assurées, d'une part de n'être pas obligées de rembourser à son défaut les importantes dettes contractées avec la caution de leur mère, et de l'autre d'être payées, quand en viendrait le temps, des 120 917 livres objet de la constitution de rente de 1666 et, en attendant, des intérêts échus et à échoir.
La garantie qu'on demandait au comte, Mme de Grignan était seule à pouvoir la fournir, et c'est pour cela qu'elle intervint dans une transaction conclue le 23 mai 1675 entre le père et ses deux filles du premier lit. Les lettres contiennent plusieurs allusions à cette affaire et à " l'héroïque signature " de la comtesse. Dès le 31 mai, car les Grignan repartirent aussitôt après en Provence, Mme de Sévigné écrit à sa fille : " Il [Fieubet] est charmé de vous, et de la manière dont vous signâtes chez M. d'Ormesson, sachant très bien que la place que vous preniez n'était pas trop bonne. " Et en effet, dit Charles Capmas, le premier à avoir retrouvé et publié ce texte, " Mme de Grignan, pendant son séjour à Paris, s'était engagée pour son mari et avait accepté une subrogation, qui n'offrait pas, paraît-il, de bien complètes garanties. " Gérard-Gailly expliquait de même : " Pendant son séjour à Paris, Mme de Grignan s'était engagée pour son mari. " Seul Dumolin a donné, très rapidement, la substance de l'affaire : pour rembourser à ses filles ce qu'il leur devait de la succession de leur mère, " Mme de Grignan s'engageait avec son mari, renonçait à ses reprises dotales et se substituait aux droits de ses belles-filles sur la succession de leur père ". Tel est bien, en effet, le sens de l'accord conclu en 1675. Il reste à en préciser le détail pour mieux comprendre le rôle de la comtesse et le sens de son intervention.
Une impasse financière
Aux exigences de Montausier, Grignan n'avait en effet pas grand-chose à répondre. Il reconnaissait devoir 120 917 livres et les intérêts correspondants depuis plusieurs années, et ne contestait que l'obligation de payer les intérêts des intérêts impayés. Il reconnaissait également avoir emprunté 148 150 livres avec la caution d'Angélique-Clarisse, mais faisait remarquer que 89 050 livres avaient été remboursées en 1666 à l'aide de la dot de sa seconde épouse, puis en 1669 avec celle de Françoise-Marguerite de Sévigné, mais, " à la vérité, avec subrogation à son profit ". Il avouait également qu'il devait encore 79 100 livres au titre des dettes garanties par Angélique-Clarisse, savoir 4 500 livres empruntées à Lucas le 17 avril 1660, 12 600 livres empruntées à de Sève le 27 février 1662, 20 000 livres empruntées à Lacombe le 11 novembre 1663, 42 000 livres empruntées à Lesecq le 26 novembre 1664.
Pour ces dernières dettes, précisait-il, il avait " payé exactement jusqu'à présent les intérêts " et " pensait constamment " à en libérer ses filles, comme aussi à les garantir des 89 060 livres, et même à les payer de leurs arrérages " ne désirant rien plus que leur rendre la justice qu'il leur doit, leur témoigner son amour paternel et pourvoir à la sûreté de leurs biens ". Mais cette déclaration de principe s'achevait en aveu d'impuissance : " Les dépenses pressantes, grandes et indispensables, qu'il a été obligé de faire depuis plusieurs années dans son emploi pour le service du roi, lui ont ôté le moyen de satisfaire à son désir, ne le pouvant faire des épargnes de sa maison, n'y pouvant autrement qu'en vendant sa charge de lieutenant général pour le roi en Provence ou une de ses terres les plus considérables, ce qui serait extraordinairement désavantageux à sa famille, cette charge lui donnant de la considération et un rang dont lui, la dame son épouse et messieurs leurs proches ne peuvent se résoudre d'être privés, et d'ailleurs les terres ne pouvant au temps présent être vendues qu'à vil prix et à moitié de leur juste valeur au moins. "
Aux raisons fournies par le comte pour expliquer son impuissance à s'acquitter de dettes et d'obligations qu'il reconnaissait, Montausier et Chupin, objectaient que celles-ci " ne tendaient qu'à l'avantage et utilité " de lui-même, de son épouse et de sa " famille particulière [...] contre l'avantage et au préjudice des filles mineures du premier lit ". Ce n'était pas faux, et devant cette impasse, les tuteurs auraient pu saisir la justice pour exiger les droits de leurs pupilles. Ils s'y refusaient pourtant, y " ayant péril pour elles dans le retardement de demandes poursuivies par la voie de justice permise aux filles contre leur père ", et " le duc de Montausier souhaitant de vivre en amitié avec ledit comte de Grignan et toutes les personnes de sa maison, et d'entretenir les personnes mineures dans le respect et l'amour qu'elles doivent à leur père ".
La comtesse renonce à ses droits
On était décidé à s'entendre. On finit par y parvenir. On conclut un accord, " de l'avis, dit le texte de la transaction, de Gaspard de Fieubet, chevalier, commissaire du roi, messire Olivier Lefebvre d'Ormesson, seigneur d'Amboilles, conseiller du roi à ce présent, et aussi en la présence de dame Marie Rabutin Chantal [...], mère de ladite dame et de Christophe de Coulanges, abbé de Livry, oncle, et de son éminence Monseigneur le cardinal de Retz, cousin ".
Mais le rôle principal y revint à Mme de Grignan. Elle seule permit de sortir d'intrigue en acceptant de faire les frais de l'accommodement. " Pour donner des marques de son affection à Monseigneur le comte son mari et par la considération de sa maison ", elle y renonce à " exiger sous prétexte de l'emploi de ses deniers dotaux aucune action personnelle à cause de son hypothèque contre les demoiselles filles du comte de Grignan ". Entendons que, pour les 69 060 livres de sa dot qui avaient servi à payer les héritiers de Marie-Angélique du Puy du Fou des sommes utilisées à rembourser les dettes de Grignan garanties par Angélique-Clarisse d'Angennes, la comtesse promettait, dans le cas où elle aurait à reprendre sa dot, par exemple à cause du décès de son mari, de ne pas exercer de recours contre les filles du premier lit comme son contrat lui en donnait le droit si leur père n'avait pas assez de bien.
Quant aux 79 100 livres de dettes de Grignan garanties par sa première femme et non encore remboursées, Françoise-Marguerite acceptait de prendre la place des filles pour cautionner son mari. En cas d'insolvabilité de celui-ci, les créanciers qui voudraient exiger leur remboursement devraient désormais se retourner non contre les enfants d'Angélique-Clarisse, mais contre l'actuelle comtesse. Les demoiselles de Grignan se trouvaient ainsi totalement " indemnisées ", c'est-à-dire libérées des cautions jadis données par leur mère.
La garantie de Mme de Grignan
Mais il fallait encore assurer leurs droits sur leur père, et c'est pourquoi la comtesse promit aussi d'en garantir le paiement dans le cas où les biens de son mari s'avéreraient insuffisants. Elle engageait pour cela ses propres biens en garantie des 120 917 livres de principal du compte de 1666, " des arrérages et intérêts d'iceux ", et même des 6 000 livres annuelles assurées en douaire à Angélique-Clarisse et réversibles sur ses enfants. En bref, Mme de Grignan prenait à son compte les cautions des demoiselles de Grignan envers leur père et les dettes de son mari envers ses filles.
Le reste de l'accord portait sur des points de détail. Le comte et la comtesse promettaient de fournir régulièrement les intérêts annuels des 120 917 livres dus à partir du 1er juillet suivant, le premier paiement devant avoir lieu le 31 décembre 1675. Ce paiement serait assigné sur les revenus d'une terre du comte. Quant aux intérêts échus, Montausier et Chupin acceptaient, en contrepartie de la caution de Mme de Grignan, de renoncer au paiement des intérêts d'intérêts ; la somme, ainsi réduite de 48 063 livres à 41 931, serait exigible en deux paiements égaux, l'un six ans après la transaction, et l'autre deux ans plus tard, sans intérêts d'ici là, ce qui revenait à décharger Grignan de plus de 20 000 livres.
Sauver le prestige des Grignan
Le comte devait cette appréciable diminution de sa dette au dévouement de son épouse. Mais il lui devait surtout de conserver sa charge. Dans leur réclamation, Montausier et Chupin rappelaient que " les dettes pour lesquelles Angélique-Clarisse d'Angennes s'était engagée procédaient d'emprunts qu'il avait faits pour acquérir sa charge de lieutenant général pour le roi en Languedoc, et qu'ayant depuis disposé de cette charge, au lieu de s'en servir pour rembourser les emprunts faits pour son acquisition, il les avait employées à son avantage et satisfaction à celle de pareille charge de lieutenant général en Provence ". Comme Grignan n'avait pu obtenir un brevet de retenue sur cette dernière charge, celle-ci, qu'il avait payée environ 300 000 livres, était un bien saisissable. Dans l'impossibilité où il était de vendre une terre, c'était son seul bien libre. Si la transaction n'était pas intervenue, les défenseurs des droits des demoiselles de Grignan auraient pu exercer leur poursuite pour en obtenir la vente aux fins de remboursement de leurs pupilles. C'est donc l'importante et prestigieuse charge de son mari que la comtesse sauva au premier chef par son intervention.
Son attitude en cette affaire prouve incontestablement son dévouement envers son mari. Elle montre aussi son désintéressement. Elle acceptait d'engager ses biens pour garantir le paiement d'emprunts dont les hypothèques reçues par elle en échange étaient si mauvaises que c'était précisément parce qu'ils les trouvaient insuffisantes que Montausier et Chupin exigeaient sa garantie. Si le comte, qui était de quatorze ans son aîné, venait à mourir avant elle selon l'ordre naturel, elle risquait de se trouver un jour dans une situation difficile, et d'autant plus qu'elle n'aurait pu se retourner contre le fils déjà né de son union et exiger de lui ses droits, sous peine de le ruiner. En vérité, comme le lui écrivait sa mère, la place quelle avait prise " n'était pas trop bonne ".
|
|