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" Je ne cherche que vous en Provence "
Une autre nécessité, plus impérieuse, l'avait conduite là, celle de faire connaissance avec tout ce que sa fille connaissait. Il dut lui être doux de suivre avec elle ces chemins que Mme de Grignan avait parcourus l'année précédente. Elle avait alors fait par avance, en imagination, le voyage qu'elle accomplit maintenant : " Je vous remercie de votre relation de la Sainte-Baume, écrit-elle à sa fille le 27 avril 1672, et de votre jolie bague ; je vois bien que le sang n'a pas bien bouilli à votre gré. Mme la Palatine eut une fois la même curiosité que vous ; elle n'en fut pas plus satisfaite ; vous ne m'ôterez pas l'envie de voir cette affreuse grotte ; plus on y a de peine, et plus il y faut aller.
Au bout du compte, je ne m'en soucie point du tout. Je ne cherche que vous en Provence. Ma pauvre bonne, quand je vous aurai, j'aurai tout ce que je cherche. " Ce texte important montre l'esprit dans lequel furent entrepris ce voyage à la Sainte-Baume et toutes les promenades en Provence
Grâce à elles, Mme de Sévigné transforme en expériences vécues tant d'impressions qu'elle a déjà éprouvées en imagination, tandis qu'elle suivait les déplacements de sa fille et s'inventait une Provence d'après la tradition littéraire, les dires de ceux avec qui elle en parlait, et surtout les récits de Mme de Grignan. Dès le 17 juin 1671, elle écrit depuis les Rochers : " Vous dites fort bien : on se parle et on se voit au travers d'un gros crêpe. Vous connaissez les Rochers, et votre imagination sait un peu où me prendre. Pour moi, je ne sais où j'en suis ; je me suis fait une Provence, une maison à Aix, peut-être plus belle que celle que vous avez ; je vous y vois, je vous y trouve. Pour Grignan, je le vois aussi [...], mais je ne vois pas bien où vous vous promenez. " Son voyage en Provence prépare l'avenir. Désormais, Mme de Sévigné saura où " trouver " sa fille. On comprend mieux ainsi qu'elle puisse à la fois souhaiter connaître la Provence et affirmer : " Je ne cherche que vous en Provence. " Comme elle aime rencontrer ceux qui ont vu sa fille et trouve intérêt à leur commerce, non pour ce qu'ils sont, mais pour ce qu'ils valent à ses yeux de la connaître, de même, ce qui fait pour elle le prix de la Provence, c'est que sa fille y habite. Elle n'y cherche ni des paysages inconnus, ni de saints pèlerinages, mais des souvenirs capables de la relier un peu plus à sa correspondante.
Un an après ce séjour, le 29 janvier 1674, elle lui écrit : " Vous songez donc à moi en revoyant Salon et les endroits où vous m'avez vue. " Elle peut bien ajouter : " C'est un des maux que me donnent les lieux [le fait de revoir des lieux où elle s'est trouvée avec sa fille], j'en suis frappée au-delà de la raison. " Ces maux font partie de ses plus chers plaisirs. Désormais, Mme de Grignan trouve en Provence des lieux qui lui rappellent sa mère, et celle-ci a fait connaissance avec le décor familier de la comtesse : grâce à ces souvenirs, elle peut mieux triompher de l'absence. Elle le constate deux ans plus tard, dans une lettre du 3 juillet 1675, où elle rappelle son voyage en Provence : " Je trouve de la commodité à connaître les lieux où sont les gens à qui on pense toujours : ne savoir où les prendre fait une obscurité qui blesse l'imagination. "
Quoi de plus moderne que cette double idée : certains lieux ont une âme qui nous force au souvenir, et l'on se rappelle mieux les êtres quand on peut retrouver dans sa mémoire leur décor familier. Sans doute, pour Mme de Sévigné, s'agit-il surtout de " connaître ", mais ne lui arrive-t-il pas aussi de rechercher l'absente à travers impressions et sensations moissonnées en Provence ? Ainsi, suffisait-il à Proust de retrouver dans une chambre quelconque le souvenir de celle où il reposait petit garçon pour revoir aussitôt, avec les scènes de son enfance, la mère qui venait l'endormir.
Roger Duchêne
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