|
|
"Clients" et "domestiques" des Grignan
Ce mariage montre l'ascension sociale de la famille. En 1673, le général Greffet n'est qu'un mince officier de noblesse de robe. Au même milieu appartiennent le Porchères et le chevalier de Paule nommés dans les lettres. On trouve souvent les noms qu'ils portent parmi les officiers de la Cour des Comptes et les conseillers du Parlement. Ils faisaient tous les trois partie de la clientèle que l'on voyait alors graviter autour de la puissante maison de Grignan dans l'espérance de parvenir plus vite en s'appuyant sur elle. Le trésorier Greffet savait se montrer de bonne compagnie en rendant de menus services, et même en prêtant de l'argent à Grignan, comme en font foi deux lettres que lui adresse le comte, conservées dans les mêmes archives. Son nom ne figure pourtant pas dans les lettres de Mme de Sévigné. Connaissance d'un jour, familier agréable, mais de peu d'importance, il fut sans doute oublié dès qu'elle eut quitté la Provence, comme Porchères et le chevalier de Paule.
À en juger d'après la liste des officiers provençaux de la fin du XVIIe siècle, Mme de Sévigné ne descend pas au-dessous des présidents à mortier, les Régusse, les Coriolis, les Bandol, les Reauville, les Bouc. Il n'était sans doute pas de la dignité de la " gouvernante " de Provence de transmettre les " compliments " de sa mère à de trop minces personnages. On n'avait pas non plus besoin de les ménager pour s'assurer leur concours dans les intrigues locales et, comme ils étaient moins en vue, ils risquaient moins de fournir à la comtesse le sujet de quelque anecdote bien ridicule capable d'amuser assez l'épistolière pour que subsiste l'écho de ses éclats de rire. On retrouve sur un point particulier une vérité générale : les lettres de Mme de Sévigné dépeignent les milieux des grands seigneurs ou de la haute bourgeoisie ; il ne s'y trouve point de place pour les gens de moyenne ou de basse condition, sauf pour ceux qui ont fait partie, en quelque circonstance mémorable, du domestique de sa fille ou du sien.
C'est à ce titre de " domestiques " qu'apparaissent les médecins qui ont soigné la mère ou la fille, tel ce Joubert que Marguerite Adhémar de Monteil, dame de Buous, tante paternelle du comte de Grignan, a envoyé pour accoucher la comtesse en 1673. On connaissait cette naissance par d'obscures allusions de Mme de Sévigné et de Mme de Coulanges. Gérard-Gailly les a relevées en note dans sa brochure Les sept couches de Mme de Grignan. Walckenaer, de même, connaissait l'existence de ce quatrième enfant, mais précisait : " Probablement l'enfant ne vécut point ; il n'en est fait nulle part mention. " Sa déduction était juste. Les lettres de l'abbé de Coulanges expliquent pourquoi on ne trouve pas trace de lui dans les actes officiels : il n'a pas été baptisé, mais seulement ondoyé. Elles précisent le sexe de l'enfant : un garçon. Le regret de Mme de Grignan dut être d'autant plus grand que ses grossesses répétées venaient principalement de son désir d'assurer la survie de la race en donnant à Louis-Provence des cadets qui pourraient prendre sa place en cas de malheur.
Des accouchements dangereux
Les dangers auxquels Mme de Grignan échappa de justesse durent, il est vrai, estomper la déception, et Mme de Sévigné ne se rappellera que ces dangers, et l'habileté de " l'excellent chirurgien d'Apt ". Elle en parle dans une lettre à Guitaut du 21 septembre 1675 : " Que je suis aise que vous soyez content de M. Joubert ! ne l'avais-je pas bien dit, que c'était un bon et habile homme ? Mais aussi, que Mme de Guitaut est raisonnable femme d'être accouchée comme on a accoutumé, et de n'aller point chercher midi à quatorze heures, comme Mme de Grignan, pour faire un accouchement hors de toutes les règles. " Un passage d'une lettre à sa fille, sur la même naissance, suppose que l'accouchement ne fut peut-être pas si aisé : " Le pauvre homme eut bien de la peine ; ce sont de ces travaux qu'il lui faut ".
Malgré la bonne opinion que Mme de Sévigné avait de lui, Joubert n'eut pas l'honneur de présider en 1676 à la naissance d'un autre fils de Mme de Grignan. " Mandez-moi si Joubert ne s'est point pendu de n'avoir pas accouché ma fille ", écrit-elle à Montgobert, sa dame de compagnie, le 23 février. Elle plaisante maintenant que le danger semble écarté. Au mois de novembre précédent, quand sa fille commençait sa grossesse, c'était sur un tout autre ton qu'elle se souvenait des heures pénibles de mars 1673 : " Quand je songe comme je vous ai vue à Aix, ma pauvre bonne, n'espérez pas que je pusse avoir aucun repos. Il me vient des pensées qui me font trembler depuis la tête jusqu'aux pieds. "
Ces tremblements ne paraissent pas excessifs quand on vient de lire la lettre de l'abbé du 31 mars, et 1'on comprend que Mme de Sévigné compare parfois les douleurs de l'enfantement au supplice de la roue. Surtout, elle craint pour la vie de sa fille. Comment aurait-elle pu avoir l'esprit tranquille en ces temps où tant de femmes (jusqu'à une sur huit) mouraient en couches ? Le comte de Grignan lui-même avait ainsi perdu sa seconde femme, Marie-Angélique du Puy du Fou, qu'il avait épousée en juin 1666 et qui mourut dès le 30 mai 1667 à la naissance d'un fils. Peut-être fut-ce aussi la naissance d'une fille, Julie-Françoise de Grignan, qui avait plus ou moins directement causé, en décembre 1664, le décès de sa première femme, Angélique-Clarice d'Angennes. La plaisanterie de Bussy (" Grignan, qui n'est pas vieux, est déjà à sa troisième femme ; il en use presque autant que d'habits, ou du moins que de carrosses "), pouvait dans ces conditions apparaître macabre et de fâcheux augure.
" Ce fripon de Grignan "
Tous ces mauvais souvenirs expliquent certains conseils de Mme de Sévigné à son gendre, " ce fripon de Grignan ". Ils expliquent aussi son désir d'être auprès de sa fille en ces difficiles circonstances, comme ce fut le cas en cette année 1673. Pour deux naissances pourtant, elle se trouvait à l'autre bout de la France, aux Rochers. Elle devait y aller dans l'intérêt de ses affaires quand la nouvelle grossesse s'annonça ; elle céda aux prières de sa fille qui lui demanda de ne pas modifier ses projets pour accourir près d'elle. Mme de Sévigné peut parfois apparaître excessive et même indiscrète dans son affection. Ces deux fois-là, elle fit preuve de force d'âme, de courage et de mesure.
Mme de Grignan, la principale intéressée, semble ne pas avoir redouté autant que sa mère les dangers de ses nombreuses grossesses. Elle mettra encore au monde, après 1673, une fille, cette Pauline, future marquise de Simiane qui, seule, a donné des descendants aux Grignan et à Mme de Sévigné, puis un fils dont la débilité explique peut-être qu'il ne fut suivi d'aucun autre enfant. Malgré tant de douleurs, de déceptions et de morts, Mme de Grignan écrira un jour à Pauline : " On n'obtiendra jamais ma compassion par quelque chose d'aussi désirable à mes yeux que la fécondité ". Une telle affirmation, après le récit de l'abbé de Coulanges, oblige à convenir que Mme de Grignan ne manquait pas des qualités de courage et de raison que lui attribuait sa mère.
Se promener en Provence
Une fois Mme de Grignan délivrée, on put enfin songer à des projets de voyage semblables à ceux que Mme de Sévigné formait, au moment de quitter Paris quand elle recommandait à sa fille de garder sa belle taille pour qu'elles pussent se promener ensemble. On sait assez mal ce qu'il en fut effectivement. Charles Capmas voit dans la visite à Montpellier la première des promenades en Provence. Il faut plutôt le mettre à part. Mme de Sévigné sait assez de géographie et connaît suffisamment sa langue pour ne pas appeler ainsi un voyage entrepris pour raison de santé dans le Bas-Languedoc. Les lettres témoignent d'un voyage à Marseille et d'une visite à Toulon. Dans tous ces cas, à cause de sa grossesse, la comtesse n'accompagnait pas sa mère. La tradition veut qu'elle soit allée à la Tour d'Aigues et à Grambois visiter Roquesante, et qu'elle ait demeuré aussi au Palais archiépiscopal d'Arles chez l'oncle du comte de Grignan, voyages vraisemblables, mais dont il ne subsiste aucune preuve et qui posent tous des problèmes de datation.
Les lettres de l'abbé de Coulanges font connaître des projets précis : on ira se promener ensemble à Marignane, aux Martigues et à la Sainte-Baume. Elles en indiquent la date : on partira le (mercredi) 12 avril 1673. Ces projets furent-ils réalisés ? Mme de Sévigné en fournit indirectement la preuve en rappelant son passage à Marignane dans une lettre du 17 juillet 1689. Elle veut alors favoriser un mariage en Bretagne du fils de Marignane. Elle demande des éclaircissements sur l'état de sa fortune : " Que sont devenus tous ces beaux meubles, ces grands brasiers, ces plaques, ce beau buffet, et tout ce que nous vîmes à M... ? ". Le reste du voyage se déroula vraisemblablement comme prévu.
S'agit-il de " tourisme ", comme nous dirions ? Sans doute, dans la mesure où Mme de Sévigné fait ainsi connaissance de paysages inconnus et moissonne images et impressions. Mais la visite à Marignane est d'abord visite à M. de Marignane. Lui aussi faisait partie des relations du comte de Grignan, et il était allé voir Mme de Sévigné chez elle à Paris. La politesse est plus probablement la cause du voyage que le désir de connaître des lieux nouveaux. Quelqu'un attendait-il de même Mme de Grignan et sa mère aux Martigues ? La date du voyage dépendait du départ des galères. Peut-être les " promeneurs " sont-ils allés visiter quelque ami, retenu par sa charge à Marseille jusqu'au départ de la flotte, qui les reçut ensuite dans sa résidence ou sa maison de campagne. Même pour voyager, on souhaite être en compagnie, et pendant le voyage entrepris pour satisfaire aux exigences sociales, on ne néglige pas les plaisirs de la société.
Pèlerinage à la Sainte-Baume
Après ces visites, Mme de Sévigné et ses compagnons remplacent les obligations du monde par celles de la religion et s'en vont vers la Sainte-Baume. Deux chemins sont possibles, ceux-là mêmes qu'un siècle et demi plus tôt avaient empruntés François Ier, sa mère et sa femme, et quelques années auparavant, Louis XIV et sa suite. Ils étaient partis d'Aix et avaient suivi la route que décrit La Guide des chemins de France de 1553 , ou la Suite de la Guide des chemins pour aller et venir par tout le royaume de France : " Au sortir d'Aix, la route traversait l'Arc, laissait à main gauche Perrières [Pourrières ?] et par Pourcieux arrivait à Saint-Maximin " : " Vois le chef de la Madeleine, descends en la fondrière, puis remonte la Baume, lieu fort haut en rocher, où trouveras une abbaye de moines blancs [...] où la Madeleine faisait pénitence. Au-dessus de la montagne est la chapelle du Saint Pilon. " Pour revenir, on pouvait redescendre vers Marseille en suivant la vallée de l'Huveaune et la route d'Aubagne.
Mme de Sévigné dut faire la route en sens inverse, et se rendre de Martigues à Aubagne, laissant de côté Marseille qu'elle avait déjà visitée. Cet itinéraire offrait l'avantage de ne pas obliger à repasser par Aix et d'y reconduire ensuite directement. Il permettait un fort beau voyage à travers des forêts célébrées par les poètes du temps, et en particulier par l'évêque de Vence, Godeau, qui y voyait l'image du Paradis terrestre où les animaux sauvages eux-mêmes vivaient en paix. Mme de Sévigné put admirer la grandeur du site qui domine toute la région et réciter les vers de son ami :
Sous mes pieds maintenant grondent de noirs orages,
Sous mes pieds maintenant se forment les nuages,
D'où sortent les éclairs et les foudres brûlants,
Par qui Dieu fait trembler les pécheurs insolents.
Mais ce texte même rappelle qu'il s'agit moins de paysage que d'adorer Dieu qui l'a créé et de craindre pour ses péchés. A tout pèlerin doit finalement s'imposer le regret de ne pouvoir demeurer là en ermite pour expier ses fautes dans la pénitence et la solitude comme la Madeleine, à qui l'évêque de Vence déclarait :
" Que ne puis-je après toi dans cet antre écarté,
Loin du monde et du bruit, me plaindre en liberté ? ".
Mme de Sévigné était trop bonne chrétienne pour ne pas avoir éprouvé ces sentiments, obligés pour quiconque accomplissait ce pèlerinage, si familier aux Provençaux qu'on en glissait souvent l'obligation dans les contrats de mariage.
|
|