Bandeau















"COURIR SANS JAMBES"






    De passage à Grignan en se rendant à son ambassade de Rome, le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, est, comme tous les visiteurs, émerveillé. On ne lui montre que le plus admirable, la situation exceptionnelle, les meubles de prix, le chapitre imposant de l'église collégiale, les terrasses altières. La comtesse trouve toujours quelques étoffes d'or, venues de "leurs vieilles noblesses" pour faire illusion. Le cousin Coulanges, qui fait partie de la suite du duc, est transporté de la magnificence des Grignan. Mme de Sévigné, de loin, est contente qu'à défaut de leur gloire d'Aix, plus solennelle, le gouverneur de Bretagne ait connu leur gloire de campagne et qu'elle l'ait ébloui : il a goûté "le maigre et le gras, la tourte de mouton et celle de pigeon". Mais elle s'en étonne. Elle a écrit à sa fille en juillet : "Dieu proportionne votre courage et cette conduite miraculeuse qui fait que vous êtes toujours en l'air et que vous volez sans ailes." En septembre, elle lui demande comment elle fait pour "toujours courir sans jambes". Elle reconnaît sa volonté acharnée : "Que ne faites-vous pas quand vous le voulez ? "

    En même temps que le tourbillon de la bise, celui des dépense s'enfle, plus dévastateur encore. Le séjour de juin à Aix a été un gouffre. Le comte et la comtesse ont tenu table ouverte deux fois le jour, ils ont recommencé à jouer à la bassette, ils ont englouti rapidement le revenu supplémentaire qu'ils ont touché, pensant que c'était un bon investissement.

    Avec l'accord de sa femme, le comte ratifie au château, en septembre 1689, un emprunt de 42 000 livres, fait à Aix en mai, pour rembourser une créance de... 1664, prise avec la garantie de sa première femme ! La dette, considérable, ne fait que changer de caution ; le poids des intérêts demeure. Que dire des dépenses pour la compagnie de Louis-Provence ? Et de la présence continuelle du cousin La Garde et des trois frères du comte, en difficulté les uns et les autres et qui subsistent à ses dépens ? La jeune femme a beau tenir ses comptes soigneusement et s'appliquer à une remise en ordre, le poids du passé, les prodigalités présentes, justifiées ou non, les paiements indispensables font qu'elle ne peut colmater une brèche sans en ouvrir une autre. Le navire fait eau de toutes parts.

    Pourtant, comme en août 1679, c'est la dysenterie de son époux qui, en août 1689, la trouble le plus, au point que Mme de Sévigné se soucie des répercussions possibles de ses inquiétudes sur sa santé. Jusqu'en octobre, les entrailles du comte sont le sujet d'une vraie gazette, qui montre combien la comtesse se sert de ses connaissances médicales pour le guérir. La goutte fait suite bientôt aux douleurs intestinales, preuve d'une hygiène alimentaire mal équilibrée, parce que trop riche. Le régime de riz, qu'elle préconise avec raison, triomphe enfin de tous les maux de son mari. Mme de Sévigné, qui ne perçoit que le côté miraculeux et magique du traitement, s'étonne que "la goutte ait guéri les entrailles et que le beau temps ait guéri la goutte" !

    À toutes les bourrasques, sentimentales, financières, mondaines, Mme de Grignan résiste parce qu'elle est fortifiée par son intense vie intellectuelle et spirituelle.

    Jacqueline Duchêne